Cette dernière étape se situe en bordure de l’étang de Salses et de Leucate. Autrefois lac des Sordes, il servait de trait d’union pour les pêcheurs de toutes ses rives. Longtemps, il a été très poissonneux et de nombreuses générations de pêcheurs ont pu en tirer leurs ressources principales. Aujourd’hui encore, quelques uns peuvent vous préparer une excellente « bouillinade d’anguilles ». Les dernières baraques des pêcheurs sont préservées mais plus aucun n’y vit vraiment. Leurs barques traditionnelles aussi sont restaurées ( quand elles n’ont pas été brûlées pour une une prime de fin d’activité). Les activités présentes sont plutôt tournées vers la pisciculture, la conchyliculture et surtout le tourisme.
Cet étang a été aussi à des périodes de ruptures, de crise, un lieu de contestation et de confrontations. Une nouvelle croisade menée par Philippe le Hardi a anéanti Salses. Les places de Leucate et de Fitou ont pu être prises par des armées venues du sud ou d’ailleurs, comme par des routiers, ou résister. Un roi de Majorque a contesté les limites du traité de Corbeil revendiquant l’étang tout entier et les châteaux de Leucate et Fitou. La médiation de l’Archevêque de Narbonne suite aux enquêtes diligentées a redéfini la frontière autour de 1320, mais les châteaux contestés et les villages sont restés au Royaume de France même si la frontière a été repoussée plus au nord, ce qui explique les bornes de Fitou, cimentées sans doute à la veille du traité des Pyrénées.
Faune et flore sont celles des lieux humides et lagunaires méditerranéens. Il y a de nombreux oiseaux dont les flamants roses, les hérons, les aigrettes. Les canards y vivent en toutes saisons. Parfois on y voit des cigognes. Les loups, les mulets, les dorades les anguilles comme les crabes se plaisent dans ses eaux. Une curieuse tortue s’y maintient dans une ancienne embouchure, l’émyde lépreuse. Présente en Afrique du Nord, elle trouve là son habitat le plus septentrional. De nombreux canaux de drainage autorisent des mises en culture de secteurs et sont une protection contre les inondations des villages voisins. Les travaux des templiers ont dévié l’Agly vers la mer, sauf en période de pluies exceptionnelles et de débordements. Alors le fleuve retrouve son exutoire dans l’étang et rejoint alors la mer par le Grau Saint Ange.
Parti de ce grau, ancienne frontière du traité de 1258, votre pas assuré vous fera traverser un grand canal qui évacue les eaux de pluie de Saint Laurent dans l’étang à la pointe de Maratxella, puis de là vers la mer. Vous longerez l’aérodrome militaire et la zone d’écopage des Canadair lorsqu’ils interviennent sur de grands incendies sans mettre le pied en zone interdite par des panneaux. Vous marcherez près de l’ancienne base Latécoère de l’aéropostale et sur son ponton de béton. Saint Exupéry est passé par là avec son Petit Prince logé encore dans les étoiles, quand lui l’était au Barcarès. Quelques photos dans un hôtel-restaurant témoignent de cette époque. La langouste y chante encore. La baignade et la navigation en planche à voile sont possibles. Vous êtes sur un spot de planche et de kitesurf quand souffle la tramontane.
Les barques catalanes sont en vue. Dernière partie peu connue du Canal du Midi, un tronçon va de l’étang à Saint Hippolyte (du lieu-dit Cabana del Traïdor au village). Il aurait dû aboutir à Perpignan, mais Paul Riquet est décédé. L’argent de la gabelle et de nouveaux impôts a été orienté vers d’autres priorités.
Vous passerez par le hameau de Garrius / Garrieux et son église romane restaurée. Non loin, au bord de l’étang se trouve une cabane classée pas facile à trouver, même si elle est au bord de l’eau. Le pêcheur d’anguilles pourra sûrement vous renseigner surtout si vous avez envie de goûter sa spécialité. Interrogez-le. Il vous parlera d’un écosystème qu’il connaît bien et si vous insistez, il vous dira un mot d’Arthur Conte. Mais vous devrez vous éloigner un peu de la trace que nous vous proposons.
Si vous la suivez, vous passerez en bordure d’un port protohistorique qui a été fouillé par des chercheurs de l’Université Via Domitia de Perpignan. Vous arriverez à la forteresse de Salses, verrou de la frontière d’Aragon puis d’Espagne. Il n’a pas subi le même sort que la forteresse de Leucate plus moderne par manque de fonds pour payer tous les explosifs qui devaient l’anéantir. Vous passerez à côté de l’ancienne forteresse romaine puis aragonaise investie à plusieurs reprises et finalement rasée. Ses fondations sont toujours visibles tout comme sa citerne. Ont-elles un air de parenté avec celles du fort de la Julia Libica perché sur sa colline en Cerdagne ?
Vous passerez sous le pont de l’autoroute, à côté de la Porte des Pays Catalans, un monument récent. Les pêchers, les amandiers, à la faveur de quelques forages et du goutte à goutte remplacent peu à peu les vignes centenaires. Loin de sa « route des Flandres » où ses camarades sont tombés et ses souvenirs télescopés pour rentrer dans son nouveau roman, Claude Simon, viticulteur en a vécu avant que le prix Nobel ne vienne consacrer en 1985 son œuvre et ne lui donne un statut de monument de la littérature.
Vous arriverez à la Font Estremera, résurgence des eaux infiltrées de l’Agly, du Verdouble et de tous les calcaires qui absorbent les eaux de pluie, les font disparaître, pour cinquante ans nous a-t-on dit, pas pour toujours. Son réseau de galeries inondées est si extraordinaire qu’il attire des plongeurs du monde entier. Cependant, même pour les professionnels très expérimentés, le site est dangereux. Pour vous la baignade est interdite.
Vous êtes arrivés au terme de ce chemin d’histoires, de partages et de rencontres. Puissions-nous le parcourir à nouveau, passer plus de temps dans ces villages, apercevoir au détour d’un sentier l’isard, la perdrix rouge, le lagopède ou le lièvre variable. Avec un peu d’eau fraîche, un verre de muscat ou de rosé quel serait votre plaisir de découvrir à côté d’une pierre dressée, d’autres merveilles, IVLIA LIBICA dans ses moments de gloire, le souvenir d’Hercule dirigeant le troupeau de Geryon, celui de Wamba prenant Sordonia devenue Opoul, celui de Louis IX qui n’était pas encore saint et de ce Jacques qui rêvait de s’illustrer dans un orient chrétien qui s’effondrait et qu’un monument à Montpellier garde en mémoire sous le nom de Jaume Lo Conquistaïre.
Bien des fois nous ont fait signe les maures dans la topologie quand nous essayions de nous repérer sur nos cartes IGN. Christine Rendu, rompant avec la tradition, trouve dans ce vocable l’évocation de la mère. Cacherait-il l’archétype de toutes les déesses mères ? La Marunya féconde entraperçue de loin près de ce Saint Fructueux de Brangoly? Les dolmens, lieux cultuels et culturels de cristallisation de la pensée magique, la topologie nous inviteraient à considérer cet espace comme un espace matriciel, celui des Madres, celui de toutes les mères sur lequel il vient s’appuyer ? Pour les pays catalans, c’est sur cette ligne qu’ils se sont affirmés. Un majorquin, Raymond Lulle, s’est mis à écrire dans la langue du rustique pour lui donner le statut de celle des lettrés et ses premiers titres de noblesse, espérant entraîner le monde dans son illumination, dans sa conversion, dans un catalan naissant, en arabe comme en latin.
Pour le Royaume de France longtemps cette ligne fut celle des Pyrénées incontestées jusqu’à ce que des Catalans fassent appel à Louis XIII et lui décernent le titre de Comte de Barcelone. En 1659 les Pyrénées se sont déplacées et Louis XIV a perdu ce titre tout en gagnant le Roussillon et l’Artois.
Mais c’est aussi la poétique de la frontière repérée dans ses vignes, en marge de ses garrigues, par Marc Pala que nous avons retrouvée partout avec ce chemin parsemé de bornes, de croix d’Aragon, de croix du Temple, de menhirs miraculeusement conservés, de fleurs de lis, de touffes de thym et d’orchidées. C’est un chemin bordé du blanc des cistes et du jaune des genêts. Il offre généreusement la fraîcheur de l’eau de ses sources, du haut de ses montagnes jusqu’à la douceur de la Méditerranée, le lait et le miel parfumé des sapins et des lavandes au paradis que Munuza, sacrifié, doit partager avec Lampégie dans leurs rêves éternels au-dessus des triangles et des ronds énigmatiques de leur dernière demeure supposée. Il nous rend dans un écho lointain les secrets murmurés des parfaits sans les souffrances desquels ce chemin n’aurait pas existé.
Bernard d’Alion, marié en 1236 à Esclarmonde de Foix morte parfaite cathare, rattrapé par l’inquisition, condamné pour relapse le 3 septembre 1258, est mort brûlé sur un bûcher le lendemain 4 septembre, place de la Canorga à Perpignan. (Il me semble avoir lu que ce fut même devant l’évêque d’Elne, … quelle fête !)
(Place de la Canorga : place actuelle de la Révolution Française.)
précisions Michel Grosselle